La Proposition de directive européenne sur le travail en plateforme numérique, universalisation des droits sociaux et crise de la subordination-dépendance juridique*

Francesco Perrone 

Giudice del Tribunale di Bologna

*Communication présentée dans le cadre du colloque « La régulation juridique du travail de plateforme : quelles évolutions ? Comparaison France/Italie » organisé à Reims, le 23 Juin 2022, par l’Université de Reims Champagne Ardenne, l’Université de Padoue, l’Organisation Internationale du Travail Bureau pour la France. 

  1. Universalisation et crise axiologique de la subordination.

Au sein des institutions de l’Union Européenne, de l’Organisation Internationale du Travail, des milieux politiques, juridictionnels et académiques des États nationaux (A. Perulli, T. Treu, « In tutte le sue forme e applicazioni ». Per un nuovo Statuto del lavoro, Giappichelli, 2022), un débat fondamental est en cours sur le thème de l’universalisation des droits sociaux, récemment relancé par la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil « relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme » du 9 décembre 2021.

L’évolution de la gig-economy, y compris par l’intermédiaire des plateformes numériques (UberDeliverooFoodoraTake Eat EasyPimlico), a bien contribué à mettre en évidence la crise de la catégorie dogmatique traditionnelle de la subordination juridique, de la « grande dichotomie » structurelle entre subordination-dépendance et travail indépendant et de la représentation fordiste de l’industrialisation.

C’est avant tout une crise axiologique. La tradition juridique occidentale, en général, a reconnu au travail subordonné un rôle de prééminence axiologique. Les systèmes de droit continental ont construit des notions de travail subordonné adaptées à la nécessité d’introduire un statut de protection de la partie faible de la relation de travail, conçu comme un ensemble cohérent de structures juridiques capables de corriger le déséquilibre naturel qui lui est inhérent. Le droit du travail, par nature, est fonctionnellement ordonné à la recomposition de l’asymétrie substantielle qui oppose des parties inégales. 

En particulier, le modèle républicain italien est « fondé sur le travail » (articles 1 Const.). Bien que la Constitution italienne parle de « travail » sans autre qualification ou précision, la tradition juridique et politique majoritaire a toujours eu tendance à interpréter le « travail », au sens constitutionnel, comme le travail « subordonné ». L’article 35 de la Constitution italienne prévoit la protection du travail « sous toutes ses formes et applications », manifestant une apparente vocation universaliste susceptible d’embrasser toute forme de travail, y compris le travail indépendant, voire le travail de l’entrepreneur. Cependant, l’analyse politico-juridique prédominante a restreint le champ d’application de l’article 35 au seul travail subordonné en supposant, comme une évidence, que le travail indépendant ne mérite pas, du point de vue axiologique, la protection attachée au « travail constitutionnel » (articles 1 et 4 Const.), et qu’il doit plutôt être assujetti aux contraintes constitutionnelles établies en matière de liberté économique et d’entreprise, telles que l’utilité sociale, la liberté et la dignité humaine (article 35 Const.). 

La révolution numérique a reposé de toute urgence la question axiologique du travail, mettant en crise d’un côté l’idéologie de la « synecdoque travailliste » (M. Pedrazzoli, Democrazia industriale e subordinazione, Giuffrè, Milano, 1985), qui assume, dans son essence, que le travail subordonné est le seul type de travail méritant la protection constitutionnelle, et d’un autre côté la mythologie qui conçoit la subordination comme statut de protection par antonomase, le seul capable de protéger la dignité du travailleur dans le conflit des forces du marché, bien que Max Weber eût déjà signalé le risque d’involution du travail en « cage d’acier ».

2. Le « néo-interventionnisme » législatif.

Les nouvelles aspirations sociales ont poussé les législateurs européens vers un « néo-interventionnisme » visant à assurer un socle minimum de garanties en faveur des travailleurs de la gig economy (I. Horváth, D. Pérez del Prado, Z. Petrovics, A. Sitzia, The Role of Digitisation in Employment and Its New Challenges for Labour Law RegulationELTE Law Journal, 2, 2021 ; rapport de recherche IRES Transformations sociales et Economie Numérique – TransSEN, sous la responsabilité scientifique de Josepha Dirringer[1]). Des nouveaux types normatifs ont été progressivement introduits ou révisés par le législateur italien à partir du dit Jobs Act en 2015[2], comme la « collaboration coordonnée »[3], la collaboration « organisée […] aussi en plateforme digitale »[4] et le rapport du « travailleur à vélo » pour la livraison urbaine des biens[5]. Cependant cet activisme, s’il est authentiquement inspiré par un programme d’universalisation des droits sociaux, n’a pas ouvert la voie à un substantiel changement de paradigme. Plus simplement, il a proposé une réplication de l’approche typologique traditionnelle dessinée sur le modèle binaire de la « grande dichotomie » juridique. La perpétuation de ce système de références conceptuelles a concerné à la fois les législations et les juridictions. 

Au sein des différentes législations, la subordination-dépendance a continué à être assumée en tant que paradigme normatif pour les nouvelles formes de types intermédiaires de travail. En tant qu’ils sont conçus comme types normatifs proches du modèle prototypique de la subordination, ils s’avèrent assimilés au paradigme dogmatique du travail subordonné sous le rapport de certains éléments structurels de la relation de travail (par exemple les lieux ou le temps de travail, le degré d’intégration du travail dans l’organisation d’entreprise, le degré de dépendance économique du travailleur) en fonction desquels opère une extension, plus ou moins ample, éventuellement partielle, du statut protecteur établi pour le travail subordonné.

La même approche définitionnelle axiomatique ressort du nouvel article L. 7342-9 du code du travail français[6] – quoique dans le sens inverse de la soustraction de certaines formes de travail à l’expansionnisme du statut protecteur de la subordination – dans la mesure où il prévoyait que l’établissement de la « charte » définissant les droits et obligations de la plateforme ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation, lorsqu’elle est homologuée, « ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs »[7].

3. La crise ontologique de la subordination.

De même, la pratique judiciaire a continué à perpétuer le traditionnel modèle cognitif du « faisceau d’indices symptomatiques » de la subordination, plus ou moins  partagé par toutes les différentes traditions juridiques, de la France, à l’Italie au Royaume-Uni (Court of Appeal, 11 mars 1999, Express & Echo Publications Ltd v. Tanton; High Court of England and Wales, 8.12.1967, Ready Mixed Concrete (South East) Ltd v. Minister of Pensions and National Insurance; Employment Appeal Tribunal, 17.5.2000, MacFarlane v. Glasgow City Council). 

La technique des “indices symptomatiques” joue un rôle consubstantiel au principe constitutionnel d’indisponibilité du type contractuel, qui se fonde sur la vérification de la subordination, avant tout, dans sa dimension factuelle. Certains systèmes partagent la reconnaissance d’un “bloc de constitutionnalité”, à savoir un noyau indisponible de valeur constitutionnelle, dont certains droits sociaux et économiques constituent le cœur essentiel, auquel non seulement les parties contractuelles et l’administration publique, mais encore le législateur ne peuvent déroger. La relation de travail est, en premier lieu, un fait (Cass., Ch. Soc., Labbane, 19.12.2000), avant même qu’une qualification juridique. En tant que tel, il ne peut que s’imposer, sur le niveau historique-matériel, à la volonté politique du législateur comme à la volonté contractuelle des parties. 

Dans les années 70 la Cour constitutionnelle italienne a rappelé, à plusieurs reprises, l’indérogeabilité du principe de « non-disponibilité du type contractuel » (C. const., 29.3.1993, n. 121 ; 31.3.1994, n. 115), en ce qu’il est indissociablement lié à la protection de droits constitutionnels indisponibles (articles 1, 4, 36, 38, 39 de la Constitution italienne). De même, le Préambule de la Constitution française de 1946 proclame certains droits économiques et sociaux « particulièrement nécessaires à notre temps », tels que le droit d’obtenir un emploi, la liberté syndicale, le droit de grève.

Cela nous confronte à un deuxième facteur de crise : la crise ontologique de la subordination juridique. C’est précisément la doctrine des indices symptomatiques qui en apporte la preuve. L’époque contemporaine, de plus en plus clairement, fait apparaître un processus d’érosion de l’idée que la subordination juridique aurait une vraie base ontologique autosuffisante. Preuve en est que la doctrine de la subordination juridique a toujours exigé d’être intégrée par la technique-pratique de vérification des « indices symptomatiques », lesquels, précisément en tant que « symptomatiques », sont une autre chose que la subordination. Dans la pratique judiciaire, les indices symptomatiques de subordination dévoilent plutôt leur nature authentique d’indices « alternatifs » à la subordination. Le fait objectif de suivre un certain horaire fixe de travail, ainsi que la constante localisation de la prestation de travail dans un même lieu, bien que considérés par la tradition jurisprudentielle comme des indices de subordination particulièrement symptomatiques, ne nous dit rien, en soi, des structures constitutives de la subordination, telles que le degré d’hétérodirection de la prestation de travail dans le cas d’espèce, l’existence d’un pouvoir de sanction d’éventuels manquements ou l’intensité d’un possible pouvoir de contrôle (Cass., Ch. Soc., Société Générale, 13 nov. 1996).

La pratique judiciaire démontre que l’hétérodirection même, en tant qu’élément structurel de la subordination, manque également d’une ontologie autosuffisante. Combien de travaux, qualifiés par les juges comme « subordonnés », sont exécutés sans que des ordres ponctuels soient effectivement donnés, sans qu’il y ait de véritables actes de contrôle de la prestation de travail, sans qu’aucun acte d’exercice du pouvoir de sanction disciplinaire ne soit constaté par le juge ? Combien de fois la « qualité » d’une certaine typologie de prestation affecte l’activité de qualification juridique du rapport de travail, par exemple au moyen d’une présomption de facto, fréquemment utilisée en justice, selon laquelle les emplois à haute valeur intellectuelle s’éloigneraient « par nature » de la subordination, tandis que les emplois manuels seraient « naturellement » subordonnés, générant ainsi une confusion évidente entre le caractère indépendant de la relation de travail et la maîtrise par le travailleur de son savoir technique ? D’autre part, combien d’emplois indépendants sont exercés dans le cadre de rigides grilles organisationnelles hétéro-organisées, comme en témoigne la multiplicité des schémas organisationnels les plus divers mis en œuvre dans la gestion des différentes formes de travail de plateforme ? (M. Barbieri, Dell’inidoneità del tempo nella qualificazione dei rapporti di lavoroLabour Law Issues, 8, no. 1, 2022).

4. La protection du travail « sous toutes ses formes et applications ».

L’expansion du travail de plateforme dans le contexte social a provoqué la crise du principe de réalité dans le modèle binaire traditionnel et dévoilé le souffle idéologique du conflit entre capital et travail dont cette « grande dichotomie » se nourrit. 

A y regarder de plus près, le résultat pratique auquel la technique des « indices symptomatiques » conduit n’est pas l’identification d’un employeur, mais plutôt l’identification du capitaliste, du détenteur des outils de production. Cela ressort bien de la fonction concrètement remplie par l’indice symptomatique de l’allocation du risque d’entreprise, très souvent utilisé dans la pratique judiciaire afin de qualifier certaines espèces grises de travail de plateforme numérique.

La new economy et le nouvel ordre social crée par la mondialisation ont mis en évidence les apories de ce modèle traditionnel, ont bouleversé l’idée même de « liberté du travail », appréhendée à l’époque contemporaine non plus comme processus de libération d’une classe sociale subordonnée de l’exploitation perpétrée par une classe hégémonique, mais comme liberté de l’individu (M. Cacciari, Il lavoro dello spirito, Adelfi, 2020), liberté spirituelle et matérielle des besoins, liberté qui est supposée exister comme droit fondamental de l’homme en tant que tel. Le monde du travail aujourd’hui n’exige plus un salut collectif, un salut de classe, mais un salut individuel.

Il est significatif qu’en France moins de 4 % des travailleurs (livreurs et chauffeurs) aient participé aux premières élections des représentants syndicaux des travailleurs indépendants des plateformes, organisées en mai 2022 (Le Monde, 16 mai 2002). Cela suggère que le monde des plateformes numériques est composé d’une partie significative de travailleurs qui aspirent à garder leur indépendance, même sans renoncer à leurs revendications de protection sociale (F. Rosa, Une alternative au modèle capitaliste : le « coopérativisme de plateforme »Droit social 2021, 610). 

De ce point de vue, il est intéressant de constater le mouvement qui voit le concept de dignité humaine comme fondement de la liberté individuelle, qui est citée pratiquement dans tous les préambules des actes normatifs supranationaux ayant pour objet des droits sociaux, en plus d’être lui-même le droit fondamental individuel numéro 1 de la Charte de droits fondamentaux de l’Union européenne.

Malgré cela, le contexte culturel et le débat juridique contemporains sur l’universalisation des droits sociaux et du travail semblent encore fortement enracinés dans l’idée conflictuelle d’opposition entre salarié et détenteur des outils de production.

Les instruments de l’OCDE, encore en 2019, raisonnent dans le cadre de la logique traditionnelle de la qualification correcte des travailleurs faux indépendants et de l’extension des droits sociaux fondamentaux aux travailleurs autonomes économiquement dépendants, qui se trouvent dans la « zone grise ».

De même, la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme de 9 décembre 2021, dans son ensemble, est bien ancrée sur l’idée de la « grande dichotomie » entre travail subordonné et travail indépendant. La directive est orientée vers l’objectif explicite de mettre en place des procédures appropriées pour assurer la détermination correcte du statut professionnel et pour permettre aux faux indépendants d’être requalifiées en travailleurs salariés (article 3) et repropose le traditionnel système de présomptions légales de subordination (article 4). Dans le texte entier de la directive, il n’y a que trois dispositions dont application s’étend de façon effectivement universelle « indépendamment du type de la relation de travail », toutes concentrées en matière de transparence et de modalités d’utilisation des systèmes de surveillance et décisionnels automatisés (articles 6, 7 et 8). Le champ d’application de toutes les autres dispositions du statut protecteur de la directive est explicitement réservé aux « travailleurs de plateforme », c’est-à-dire les travailleurs subordonnés (article 2, no. 4).

L’OIT, en revanche, semble s’être orientée vers une approche universaliste plus effective, non pas dans le Work for a brighter future (2019), où la relation de travail subordonné est encore le centre de gravité des protections de l’emploi, mais plutôt dans le Rapport OIT 2021, coordonné par l’économiste Uma Rani (World Employment and Social Outlook. The role of digital labour platforms in transforming the world of work). Le document ne se borne pas à dénoncer l’obsolescence partielle des critères normatifs traditionnellement utilisés pour vérifier la correcte qualification des relations de travail, mais trace plutôt les contours d’un changement de paradigme, lequel va au-delà de l’approche de qualification présomptive de la subordination. En renversant la logique de cause à effet, le Rapport OIT identifie un large éventail de protections significatives dans d’importants domaines comme la rémunération, le licenciement, le traitement des données personnelles, les conditions d’emploi, la liberté de mobilité professionnelle, le règlement des litiges, appelées à être appliquées au « travail décent via une plateforme » quelle que soit la qualification juridique des relations de travail.

Dans ce contexte culturel, l’article 35 de la Constitution italienne, embrassant un modèle de protection du travail « sous toutes ses formes et applications », présente un immense potentiel d’expansion, qui pourrait bien être mis à profit pour tracer une nouvelle voie d’universalisation authentique des droits sociaux au-delà de la logique conflictuelle des vieux dogmatismes, qui n’ont pas encore disparu (pour une critique de l’idée de « pan-subordination » : A. Perulli, V. Speziale, Dieci tesi sul diritto del lavoro, il Mulino, 2022).


[1] http://www.ires.fr/index.php/etudes-recherches-ouvrages/contributions/item/6420-transformations-sociales-et-economie-numerique-transsen .

[2] Décret législatif 15.6.2015, n. 81.

[3] Article 409, § 1, n. 3 c.p.c., modifié par l’article 15, § 1, a) de la loi 22.5. 2017, n. 81.

[4] Article 2 d. lgs. n. 81/2015, modifié par l’article 1, §1, a du décret-loi n. 3.9.2019, n. 101, converti en loi 2.11.2019, n. 128.

[5] Article 47 bis d. lgs. n. 81/2015, introduit par l’article 1, § 2 d. l. n. 101/2019, converti en loi n. 128/2019.

[6] Introduit par l’article 44 de la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019.

[7] Disposition déclarée non conforme à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019).

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